L'hiver avait définitivement pris possession des lieux. Noirceur du ciel, noirceur des eaux, et terres noirâtres pour la fine bouche. Pageot pressa le pas. Toute cette île lui portait déjà sur le système aux beaux jours, quand elle n'était qu'un morceau de désert échoué en mer. Mais maintenant... de nuit et dans le froid, Bonaire la Perle de Sel devenait lugubre. Pour la énième fois, le pauvre homme se demanda comment les choses auraient pu tourner s'ils avaient échoué ailleurs. Ne serait-ce qu'à Aruba ! Mais non. Non, bien sûr, non foutredieu, il avait fallu que leur canot se brise dans une salinière de Bonaire.
Où l'âme racornie de leur capitaine se mariait si bien à la sècheresse de l'endroit. Oh, il y avait d'autres navires, d'autres capitaines. Mais Pageot, même s'il pouvait le nier avec force ricanements, avait son honneur. Un petit quelque chose de bancal et biscornu, mais pas assez inexistant pour abandonner Abel Bloomdell à son lent suicide. "Rusty" de son petit nom était un navigateur médiocre qui ne connaissait rien aux îles antillaises, un maître d'équipage pour le moins perfectible et un stratège... disons loufoque. Seulement c'est cette folie douce, toutes les fantaisies qui lui rongeaient l'esprit qui en faisait la meilleure chose qui soit jamais arrivé à Pageot. Abel "Rusty" le Doux-Dingue, ce chien de britannique, l'avait bombardé quartier-maître dans un élan d'inspiration ou d'absurdité, et depuis, on l'appelait monsieur Pageot.
C'est ce qui expliquait qu'après des semaines d'hésitation, de tergiversations, de si et de peut-être, il allait tirer ce peigne-cul d'Abel de son gouffre mental. Oui, ils avaient perdu un rafiot et des compagnons. Et alors ! Ils se referaient, pour peu qu'il veuille bien faire son boulot de capitaine. Oui, voilà. c'est exactement comme ça qu'il le lui dirait. Une bonne leçon de choses, quelques encouragements, une pincée d'insultes et peut-être un salutaire bourre-pif et...
Mais Dominique Pageot n'eut pas l'occasion de dire quoi que ce soit. Ses pas l'avait amené aux ruines d'une ancienne maison d'esclave, où une épave à forme humaine semblait l'attendre. Nu et efflanqué, Abel se contenta de sourire à son second tout en jetant une bouteille vide. Dernier cadavre de verre d'une longue série.
"Et bien, mon mignon, on dirais que j'ai merdé comme il faut, pas vrai ?" Nouveau sourire, plus large encore.
"Enfin, c'est fait maintenant. J'ai bien envie de retourner dans le Grand Jeu. Passe-moi tes chausses, veux-tu ?"