Dame de coeur, six de pique, trois de pique, dame de coeur, roi de carreau, dame de coeur.

Cette table-là est parfaite ! Ni trop reculée, ni trop en évidence. Pas trop loin de l'entrée et des fenêtres, on peut y entendre les musiciens et avoir une vue sur la rue et les tours de garde, ainsi que sur la salle entière.Cette table est parfaite. La musique y vient doucement. Le joueur marmonnait en irlando-antillais.

- Roi de coeur, roi de coeur, roi de coeur...

Un solitaire venu des terres d'Irlande, entre deux âges et entre deux bouteilles, mélangeait un jeu de cartes. Il paraissait paisible, ou alors fatigué. Serein et confiant dans son mélange scrupuleux. Ce jeu avait vu une bonne paire de sales trognes, reçu combien de breuvages alcoolisés, noyés de combien de crachats ? Les rois et reines de carreau ont si souvent vu des truands que c'en serait de la lèse-majesté. Et si souvent aspergés de crachats glaviotants que c'en serait de la lèche-majesté. Le joueur marmonnait en irlando-malgache.

- Roi de coeur, roi de coeur, roi de coeur...

Il s'arrêta sur une carte subitement. Il la retourna d'un geste de manche miteuse et imbibée de mauvais rhum. Sept de pique. Il resta interdit et se gratta le dos énergiquement avant d'écraser une volumineuse mouche d'un vert piquant sur le mur.

- Bas les pattes, pouilleux !

Le bidouilleur solitaire baissa ses bouts de carton imprimés pour voir ce qui se passait. Un ivrogne s'était fait refuser sa dix-septième timbale de vinasse.
L'irlandais s'empressa de ramasser le mécréant qui s'aventurait à ramper près de la table où il se trouvait et le souleva comme un sac de battatas.
Heureux d'avoir trouvé un pigeon à plumer, ou alors une âme en perdition à consoler, ou encore un ami potentiel, il lui souleva sa lourde tête pleine d'alcool et lui articula dans les oreilles :

- J'espère que tu as de la ferraille sur toi, l'ami ! Car cette table est une table de joueurs expérimentés et n'est réservée qu'à une élite.

Un rapide coup d'oeil, même vitreux, permettait d'observer que la table était sale et vide. La salle était quasi-déserte.

- Espèce d'escroc ! Son of a bitch ! Où est-il ce sale pillard, je veux lui arracher les jambes !

C'est comme si la porte venait de voler en éclat devant ce qui paraissait être un immense tas de muscles en forme de marin anglais. Il suait abondamment, les veines de ses bras palpitaient et faisaient gonfler les lettres formant son tatouage "Pyrate Eater", dont le crâne surplombant des os croisés ressemblait à celui d'un canard. Le mastodonte tenait une hache navale fermement dans sa pogne. La taverne quasi-vide lui répondit par un silence ébahi.

- Sale chien d'rouquin ! Il m'a barboté vingt-cinq guinées avec ses foutues boniments, dammit ! Sa sale bouille doit sans doute être mise à prix pour le double, donnez-le moi !

Flynn sursauta. C'est comme si il avait dormi deux années. Le bougre ramassa ses cartes à jouer et ses maigres gains à pleines mains, comme si il avait eu trois paires de bras. Avant que le loup de mer ne pose son regard salé sur lui, il avait pris la poudre d'escampette.

Il se mit à courir à toutes jambes dans les rues sombres du port, errant sans but pendant plusieurs heures, des cartes froissées bruissants contre les piécettes volées.
S'arrêtant un instant pour regarder si il n'était pas suivi, il repris son souffle.
Personne.

Soudain, minuit sonna. Une nouvelle année pleine de promesses.