La nuit commence aussi au Cap San Lupo.(*)
" Qui se souvient des Oonas, des Alakaloufes ? Peuples fiers encore au début du XIXe siècle, ils n'auront pas vu le soleil austral se lever à l'aube du siècle suivant. La parole de l'Evangile s'était offerte à eux."
La plantation était fort bien agencée.La journée de travail se terminait et les indios regagnaient leurs habitations qui jouxtaient le monastère.Orsu et son guide longèrent un potager magnifiquement entretenu.On devinait plus loin,sous la protection d'une statue grossièrement sculptée de Saint Ambroise,un rucher que les dernières ouvrières regagnaient aussi après une dure journée de labeur apicole.Tout n'était que calme et sérénité.Les indios étaient souriants et affables.Leur regard troubla néanmoins Orsu.Il avait une expression indéfinissable de tristesse et de vide qui contrastait avec l'ensemble du tableau.Il n'était pas fuyant,mais comme transparent,absent.On le traversait.
"Nous y sommes Capitaine,dit le moine"Ils mirent pied à terre et traversèrent le cloître ombragé et rafraichi par une fontaine en son centre."Il"était de dos,affairé à tailler quelques fleurs exotiques.Sa silouhette semblable à un menhir que les ans ne pouvaient entamer.C'était bien lui.
"Monsignore,dit Orsu,j'ai ici quelque chose qui t' appartient".
Jean de Mayol de Lupé se retourna.
"Ma chevalière?je savais qu'elle était entre de bonnes main,vieux spadassin".Ils tombèrent dans les bras l'un l'autre.
La première fois qu'Orsu avait vu Monsignore,il était à peine plus haut que son tambour.C'était pendant la guerre de Candie.Il était arrivé juché sur un cheval blanc et avait béni le régiment du Colonel Savelli.Il en fût ainsi pour chaque bataille.Qu'il pleuve,vente,sous un soleil de plomb ou par un froid de gueux.Juché sur un fier destrier ou par un improbable équipage,Monsignore était toujours là pour bénir ses ouailles avant le combat.Si Dieu semblait indécis quant au choix du vainqueur,il n'hésitait pas à payer de sa personne,et on le retrouvait l'épée à la main aux endroits les plus exposés.Il avait d'ailleurs ramené Orsu bléssé sur son dos à travers les lignes Ottomanes et depuis,les deux hommes se tutoyaient.
C'est au repas,pris dans les appartements privés de Monsignore,que les choses sérieuses commencèrent.Ils soupèrent sur la terrasse.La nuit tombait sur le cap San Lupo.Ils dégustaient une vieille eau de vie après avoir épuisés les vieux souvenirs de guerre.Monsignore prit la parole.
Orsu,nous avons une mission pour toi,une mission extrêmement importante.
On?Monsignore?
La confrérie dont je dépend qui à ici des ramifications importantes.Nous servons le Plan.Tu es bien croyant Orsu?
Non Monsignore,je ne crois pas en l'existence de Dieu,et je me méfie comme de la peste de tous les croyants.Ils sont responsables des pires excès,des pires dérives.
Orsu!
Je SAIS que Dieu existe Monsignore.Je suis sachant et non croyant.Et ça fait toute la différence.
Mais enfin,tu ne peux nier la grande œuvre civilisatrice que nous avons accomplie?ici même,tu en as les preuves:cette nature domptée?ces ex sauvages évangélisés et instruits ont une vie plus agréable?
Ceux qui ont survecu aux maladies,massacres,travaux forcés,à qui on a extirpé de force les racines,leur passé?oui Monsignore,ils doivent bénir le jour ou ce maudit marane à posé le pied sur leur continent et en à pris posséssion pour la couronne d'Espagne.Pour l'or qui rend fou.Quant à la nature..
Précisément Orsu,l'or les rend fou et nous sommes là pour juguler cette folie.Tu seras notre bras armé.Ta mission à un caractère sacré.
"J'ai choisi le métier de servir le feu et le fer. J'ai cru à la gloire, aux richesses, aux honneurs. J'ai cru en tout cela sans en voir les horreurs."(**)Monsignore,je suis un vieux soldat et par respect et amitié pour ta personne,j'irai en enfer.Tu n'as point besoin de te justifier.Par contre,j'ai encore une dette auprès de Don
Fernando et je te demanderai de bien vouloir me laisser la solder.Je dois me rendre à Gran Granada et ensuite je suis à tes ordres.
Bien.Je vais faire le nécessaire pour qu'Emilio t'accompagne et te serve de guide.C'est mon jardinier.Un indien mosquito,un vrai,un tawira,pas un zambos mélangé aux negs marrons.Il connait la région comme son pagne et te sera fort utile.
Ensuite?
Ensuite,un messager viendra,porteur d'un bouton,une sainte relique qu'il te remettra ainsi que des instructions.Dans dix jours,dix ans,seul Dieu sait.
Il est tard,on va te conduire à ta chambre.Tu partiras demain vieux frère.Tu es toujours accompagné de ce Maure à qui tu avait laissé la vie sauve?c'était ou déjà?
Au siège de La Canée Monsignore.Oui il me suit comme mon ombre.Pourquoi?
C'est un homme de Foi sage et avisé.Tu fais partie du Plan Orsu,il t'expliquera.
*En hommage au roman"La nuit commence au Cap Horn"de Marc Augier,plus connu sous le pseudonyme de Saint Loup.
**Lieutenant-colonel Antoine Mattei, Commandant le 3ème R.E.I. Blida, juillet 1962 dans "La guerre cruelle" de Paul Bonnecarrère.